LE HAVRE. Derrière leurs vitrines, dans des rues fréquentées du Havre,
dans Paris ou sa banlieue, se cachaient selon la police aux frontières
(PAF) des pratiques très éloignées du commerce légal. Une centaine de
fonctionnaires a débarqué simultanément, mardi, dans quinze
boulangeries, dont une douzaine en Ile-de-France et trois installées dans
les quartiers havrais Sainte-Cécile, de Caucriauville et de la gare.
Tous ces commerces auraient abrité, dans des conditions parfois
insalubres, des travailleurs en situation irrégulière sur le territoire
français, au profit d’une seule et même filière tunisienne. Parmi les 25
personnes interpellées figurent les gérants des commerces. Et dix autres
personnes, dont six présumés membres du réseau, actifs dans son
fonctionnement général. Le cerveau de cette structure visiblement vouée
au blanchiment se trouverait en Tunisie, pensent les enquêteurs.
Tout commence par un contrôle, au Havre
Vingt autres personnes, principalement des employés formés au
métier en Tunisie, ont été auditionnées comme témoins. « Tous les
boulangers, tous les protagonistes sont tunisiens. Beaucoup d’employés
sont originaires de la région de Tataouine (dans le sud-est tunisien) »,
souligne une source proche du dossier, où n’apparaît aucun mineur.
La brigade mobile de recherches de la PAF du Havre ouvre ce dossier
à l’occasion d’un contrôle dans une de ces boulangeries havraises, à la
fin de 2011. Le gérant est en règle concernant sa présence en France.
Mais la façon dont il mène le commerce pose questions. Il apparaîtra
comme « un gérant de paille », explique la même source. Ses deux
employés sont en situation irrégulière quant à leur séjour, et par là même
leur travail. Le parcours du trio est un peu retracé. La piste d’une
filière d’immigration irrégulière s’ouvre. La PAF va retrouver dans
deux autres boulangeries de la ville un schéma comparable. Par
discrétion, elle ne s’y rend pas, mais use de renseignements, de
surveillances, elle s’intéresse aux documents les concernant, qu’elle est à
même d’obtenir.
Gros moyens policiers
Un lien est fait avec une boulangerie francilienne. Puis trois autres.
Après le Groupe d’intervention régional (GIR) de Haute-Normandie, la
brigade de recherche zonale de Rennes est cosaisie pour œuvrer avec la
PAF du Havre. Fin 2012, le juge d’instruction du Havre chargé du
dossier, déjà bien étoffé, le transmet à la juridiction
interrégionale spécialisée de Lille, particulièrement vouée à la lutte
contre la criminalité organisée. Sur le terrain, la procédure est
désormais sous l’égide de l’Office central pour la répression de
l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest),
service de la PAF. La liste des boulangeries s’est allongée. Elles se
trouvent dans les Xe, XVIIe et XVIIIe arrondissements de la capitale,
dans le Val-d’Oise, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et les
Hauts-de-Seine.
Mardi, l’Ocriest mène les arrestations, avec 50 de ses fonctionnaires,
le GIR et six brigades des recherches mobiles, dont celle du Havre.
À l’encontre des suspects, la liste des infractions retenues à l’heure
des gardes à vue est longue. « Travail dissimulé », « emploi d’étrangers
sans titre en bande organisée », « aide au séjour irrégulier en bande
organisée », « association de malfaiteur en vue d’un délit puni de dix
ans d’emprisonnement », ou « blanchiment ».
« L’enquête a mis à jour des montages financiers complètement occultes.
Le GIR a encore beaucoup de travail à accomplir dans ce volet »,
souligne le commandant Christian Duc, chef d’État-major de l’Ocriest.
Quelque 25 000 euros en liquide ont été retrouvés dans
l’ensemble des boulangeries, à la comptabilité sommaire.
Mais des sommes d’argent ont transité de façon suspecte sur des
comptes, dans l’environnement des présumés malfaiteurs.
Ainsi la bande aurait-elle fait des économies, des affaires au préjudice
de l’État, du fisc, mais aussi d’immigrants logés environ 550 euros et
logés à proximité ou au-dessus d’une boulangerie. Sont aussi
relevées des « conditions d’hébergement contraires à la dignité de
plusieurs personnes ».
« Une filière a fonctionné de façon régulière, en obtenant indûment
des visas à partir de la Tunisie et en passant par Malte. Puis de manière
un peu moins régulière avec la Révolution de Jasmin (débutée en
décembre 2010) », explique Christian Duc.
Des « rabatteurs »
Six personnes ont été déférées devant un juge d’instruction lillois,
ces jeudi et vendredi. Alors que tous ne connaissaient pas encore leur
sort, trois avaient été mis en examen et écroués ce vendredi en début
d’après-midi. L’un aurait joué les rabatteurs. Deux auraient placé
des immigrants dans les boulangeries. Parmi les trois autres, habitants de
la région parisienne, figure le présumé chef du réseau en France,
chargé d’acheter et revendre des fonds de commerce, mais aussi un
homme qui aurait eu rôle de comptable. Le dernier aurait participé à
l’alimentation de la filière elle-même. « Lui est en situation régulière,
il a une belle maison », décrit une source policière.
Dix-sept autres gardés à vue, dont les gérants, ont été laissés libres,
sans être mis en examen, mais doivent rester à la disposition du juge.
Deux personnes arrêtées ont été mises hors de cause.
Comme celui des boulangeries, l’avenir des employés, lui, est plus
qu’incertain, compte tenu de la situation politique de la Tunisie.